« Pour le tuer ce pays, tant qu’il parle sa langue en fleurs de l’arbre vieux,
non il n’est pas né le chasseur. »
Marcele Delpastre
Troisième marche-enquête des Enchevêtré·e·s, la marche de l’automne nous mène sur la trace des forêts, des arbres et des relations entre humains et végétaux. Reliant Tulle à Meymac, en passant par Argentat, cette marche-enquête nous aura permis d’aller à la rencontre des habitant·e·s – humains, non-humains ou plus qu’humains –, de traverser la mémoire des forêts, leur présent possible comme leur futur en lutte. Des sentes fuyant dans les broussailles, sentiers de ronces, d’échappées, car l’histoire, pas plus que la forêt, ne s’arpente simplement dans un sens ou dans un autre.
Parties le 2 octobre de l’Empreinte, théâtre à Tulle, nous sommes arrivées le 11 octobre à Meymac pour deux semaines de résidence de créations partagées. Ces quelques lignes à suivre partagent, de façon bien fragmentaire, les visages et les moments de cette marche.
J1 : De Tulle à Saint-Fortunade

Nous partons au petit matin du théâtre de Tulle pour cette première journée de marche, celle qui inaugure ces 10 jours que nous allons passer sur la route, accueillies ici et là par tant de portes qui s’ouvrent, de personnes rencontrées qui foulent le chemin avec nous, qui prennent le temps de partager un peu de leur temps, un peu de leur vie. Autour des arbres, comme autour des forêts. Première étape ce matin, qui pour la troisième fois, nous fait éprouver la puissance des départs partagés, leur nécessité aussi, et l’étrange sensation des seuils quand on quitte la ville à pied, elle qui est plutôt faite pour la bagnole et les circulations rapides. Le chemin monte raide, file droit vers le Sud-Ouest cette fois-ci. La côte attaque rude comme tous les flancs qu’on puisse prendre en décidant de quitter Tulle à pied. Mais en quelques minutes de montée, nous voilà déjà à flanc de colline, étonnement entouré.e.s d’arbres et de bois : au sol, l’automne nous offre ses richesses : châtaignes, faînes, marrons et champignons nous accompagnent dans notre sortie de route.
Après cette étape partagée, nous sommes accueillies chez François et Elisabeth qui nous ouvrent grand la porte de chez eux, alors même qu’ils n’y sont pas. Une lettre et les attentions laissées sur la table racontent pour eux tout ce qu’ils offrent en leur absence.
J2 : de Saint Fortunade à Albussac

Deuxième journée – entre pluie et grand vent – pour relier Sainte Fortunade à Albussac. Sentir le paysage glisser doucement vers les gorges de la Dordogne, et glisser d’abord le long des autres gorges plus proches : celles de la Valeine et celles des Rochettes.
Traverser plusieurs coupes rases. Des chemins boueux ravagés par l’eau.
Plusieurs sites aussi de châtaigniers cultivés en cépées, vestiges bien vivant d’une civilisation de la châtaigne et du chastenh . Ces taillis racontent pour les feuillardiers qui ne sont plus là et qui pourtant les ont plantés, ces poteaux, piquets et tuteurs qu’offrait aussi l’arbre à pain.
Ils sont aussi un témoignage de cet incroyable pouvoir de renaissance du végétal, arbres aux troncs multiples renaissant après la coupe.
A mi-parcours, Suzanne nous accueille chaleureusement dans sa grange pour tenter de faire sécher ce qui peut l’être et une pause casse-croute au sec. Elle vient de Manchester. Est arrivée ici quelques mois avant le covid. Et accueille à bras ouverts les étrangères que nous sommes.
Après une dînette entre deux bottes de paille : nous filons direction Albussac, pour rejoindre David et Anne-Lise dans une vaste grange devenue maison-grenier à rêve pour petits et grands.
La dînette improvisée réchauffe les corps mouillés tandis qu’on discute tranquillement forêt comestible et plantation.
Demain cap vers la Dordogne.
J3 : D’Albussac à Monceaux-sur-Dordogne

Dans la vaste grange de David, au petit matin, nous découvrons un ancien globe en bois, comme une invitation à poursuivre la marche et le voyage, ce chemin de l’enquête autour des arbres et des forêts. Il est tôt. Le jour est épais de brume.
Les toiles d’araignées volent un peu partout entre les herbes et la rosée et l’on quitte très vite à pic la maison pour descendre à flanc de gorges. Le bruit assourdissant des cascades remontent très loin sur le chemin alors que nous descendons lentement vers elles, accompagnées du chien de la maison et des nombreux cèpes qui parsèment notre route.
Ces cascades de Murel, dont la légende voudraient que, les jours d’orage, elles fassent sonner les harmonies des cloches du village où un diable les y aurait laissées, nous les avons longuement enregistrées. Qui sait si entre les glouglous il n’y avait pas quelques harmonies et les souvenirs d’un vieux diable qui serait passé par là ? Au fil de la marche, le paysage se fait plus ciselé, entre bois, ruisseaux et vallées, et nous passons de l’une à l’autre avant de rejoindre la Dordogne et ses flots plus épais. Sur la route : beaucoup de maisons abandonnées, des serres où les ronces et les herbes ont fini par prendre le dessus, de vastes prairies, ici moins qu’ailleurs on a la passion de la clôture. Dans les derniers kilomètres de cette longue étape, on enregistre un étonnant duo rouge-gorge-tronçonneuse avant de rejoindre la cascade du Malpas pour y passer la nuit au chaud.
Demain, nous rejoignons L’Echaravel pour rencontrer quelques personnes du collectif Faîtes et Racines, pour parler rachat collectif de forêt et partage de savoir-faire.
J4 : de Monceaux-sur-Dordogne à Saint-Chamant

Quatrième jour pour cette marche-enquête autour des arbres et des forêts qui nous mènera jusqu’à Meymac. On quitte Monceaux-sur-Dordogne sous des trombes d’eau, après avoir échangé avec Roger et Gabriel sur les paysages d’ici et leur transformation progressive. Quarante ans qu’ils tiennent le camping, ils en ont vu passer des canoës, des familles et des générations pendant toutes ces années. Ils racontent ce pays de la fraise qu’était Monceaux, les vignes qui remontaient jusque sur les coteaux, et plus tard encore les camions entiers qui remontaient à Rungis livrer dans la nuit les fraises fraîches aux parisien·ne·s. Les devoirs de jardin et les devoirs d’école. On les quitte un peu tard dans la matinée. En bas de l’escalier, s’amusant de nos tenues de skieuses pour temps pluvieux, ils nous lancent un « tout schuss les filles ! » qui résonne entre les pierres.
Nous voilà en route pour Saint-Chamant, pour un hameau perché entre crêtes et collines.
La Dordogne est gonflée des eaux de septembre. Les pêcheurs ne viennent pas s’y risquer avec un tel débit. Sûrs qu’ils ne trouveront aucun poisson. Sur la route à Argentat, on rencontre Manon qui explique :
« Parler de l’arbre, c’est toujours parler d’autre chose. Les humains parlent de forêt parce qu’ils ne savent pas parler d’un souvenir, d’une histoire de famille, et c’est ça qui les y relie encore : les arbres, les forêts. Un peu comme une mémoire plus grande que nous ».
C’est d’ailleurs ce qui nous conduit chez Jean-Pierre, ébéniste, qui travaille ici dans son atelier depuis des dizaines d’années. Les meubles patientent dans la vitrine. Tandis qu’à l’arrière dans l’atelier, il s’active pour réparer une vieille armoire ouvragée. Ça sent bon les copeaux, les huiles et les vernis qu’on passe sur les veines. Ses mains ont la douceur du bois. Celui des fruitiers surtout. « On faisait pas trop du pin ici ou du sapin, confie-t-il, ou alors des chaises et les gens les gardaient pas. Ce qu’on faisait, c’était du merisier, du chêne, du châtaignier.
On n’est pas dans le Jura ici hein, alors moi c’est surtout ça que je fais ».
Dans le prolongement de son atelier, on emprunte un sentier qui file droit vers les crêtes. S’éloigne peu à peu de la Dordogne, remonte le flancsl des collines où les nuages s’accrochent encore pour disparaître peu à peu. Autour, c’est plein de chênes et de châtaigniers. Les chemins sont jonchés de glands, de champignons et de châtaignes qui nous montrent le chemin de l’automne et de ses fruits. Le soir, on retrouve un des membres de Faîte et Racines, une association qui agit pour préserver un patrimoine forestier vivant et diversifié en Corrèze. Il nous accueille dans sa maison où circulent vies et envies d’autres mondes.
On parle rachat citoyen de forêt, propriétés collectives associatives pour en faire des lieux de transmission de savoir-faire, des chantiers d’entretien et d’apprentissage, on évoque les perspectives, les interrogations et les envies : celle de pouvoir reconstruire une filière bois en proximité, celle de voir d’autres associations comme celle-ci se développer ailleurs.
À la nuit tombée, la petite tribu se retrouve autour d’une grande table dehors pour préparer le repas avec les légumes du jardin. Des courges, du chou et des patates font une grande marmite qui cuit sur la cuisinière à bois tandis qu’on prépare la route du lendemain : direction La Roche-Canillac.
J5 : de Saint-Chamant à La Roche-Canillac

Au petit matin, les brumes recouvrent encore la vallée qu’on domine depuis le hameau. La maison s’éveille peu à peu. Aujourd’hui, le pain se prépare. Le levain a été réveillé la veille. Des ami.e.s arrivent d’un peu plus loin pour participer à la fournée tandis que le four chauffe. Les chèvres quittent l’étable pour retrouver les prairies et nous nous remettons en route pour le plateau. Après avoir descendu en direction de la Dordogne, il s’agit maintenant de remonter et l’étape promet d’être longue, en kilomètre comme en dénivelé.
On traverse sans trop s’en rendre compte la faille d’Argentat dont nous parlait Bernard, rencontré quelques jours plus tôt. Difficile d’imaginer sous nos pieds les effets de ce choc entre la plaque africaine et la plaque européenne. Preuve que les géographies se relient toujours à des territoires bien plus vastes que ceux qu’arpentent les pieds. Et qu’on peut être parfois tenté de ne s’en tenir qu’à la surface en ignorant tout des mondes qui s’y sont engloutis. Tandis que nous marchons ce 6 octobre 2021 entre les pins, les bouleaux, les chênes et les châtaigniers, s’agite sous nos pieds la mémoire des arbres luxuriants qui poussaient là, il y a quelques trois cent millions d’années, quand la France se trouvait au niveau de l’équateur et que les plantes et les arbres y poussaient sous des formes tropicales et étonnantes : sous nos pieds, les Lépidodendrons, dressés du haut de leur 40 mètres, sous nos pieds les Calamites et les fougères arborescentes, sous nos pieds ces forêts englouties, avalées, qui des centaines de millions d’années plus tard font que les humains s’agitent encore tout au long de la faille pour chercher qui de la houille et qui du gaz ou du pétrole.
Les arbres, encore eux, mais sous d’autres formes. La mine et la forêt se retrouvent ainsi reliées par des millions d’années d’écart et par des modes de gestion tandis que nous marchons.
Sur la route, autour de La Chapelle des égaux, où nous cherchons à la fois la chapelle que nous ne trouvons pas et les égaux qui ont disparu depuis belle lurette, nous nous offrons une pause bien méritée dans le champ de Laurent qui prépare l’arrivée de ses limousines avant les vêlages qui s’annoncent pour bientôt. Il raconte que pour lui, la forêt, c’est plutôt un refuge, un abri, même si la société la perçoit comme un endroit inquiétant, où on perd l’orientation. Et je repense à Pierre d’Avenir Forêt qui rappelait que cette vision était une « vision de sédentaire et donc de bourgeois. La forêt, ce n’est plus le milieu des gens qui se sont sédentarisés. » C’est lui d’ailleurs qui avait ajouté : « Cette opposition nomade/sédentaire, tu peux même la transposer sur animal/végétal : le végétal, il est sédentaire ; l’animal, il est nomade. » Et nous voilà, nous, nomades provisoires à tenter de comprendre cette immobilité trompeuse dont sont faites les forêts, avant d’atteindre La Roche-Canillac où nous échangeons quelques mots avec Marie-Claude qui abrite dans son jardin les ruines de l’ancienne gare des tramways de la Corrèze.
Elle pointe du doigt une petite cabane en bois rouge effondrée sur elle-même un peu loin. »C’était ça oui. La gare. La gare du tacot. »



J6 de La Roche Canillac à Clergoux

Aujourd’hui, nous prenons la route direction Clergoux, longue traversée qui nous fait emprunter bons nombres de sentiers déserts entre charmes et châtaigniers. Au fil de la journée, on voit peu à peu apparaître les Douglas et les épicéas – souvent rongés par le scolyte -, entrecoupés de lacs et d’étangs qui donnent à ces paysages l’étrange écho d’un petit Canada. A la fin de la matinée, nous rencontrons Philippe et son fils, Nathan, qui remplissent un camion de bois de chauffage. Ils préparent une livraison pour un client à quelques kilomètres de là. Philippe nous confie que sa famille était déjà dans le bois et la forêt, alors il a grandi au milieu des arbres, il a appris comme ça, sur le terrain, avec des cabanes et des tronçonneuses, aux côtés de son père bûcheron. C’est pour ça que c’est lui qui éclaircit ses forêts, « je fais tout moi-même, à la tronço et avec un cable », que des feuillus, car les gens ici, ils ne brûlent pas du sapin, c’est ce qu’il dit : « On n’est pas dans les landes hein. Ici, les gens pour leur cheminée, ils veulent du chêne du pays, du chêne rouge, du hêtre ou du charme ».
En jetant un œil un peu inquiet à l’épicéa derrière nous qui a séché sur pied, comme pas mal d’autres avec lui – du fait des changements climatiques -, il ajoute : « Quand on plante, on plante pas pour nous : on plante pour les générations suivantes ou pour celles d’après même. Si c’est du résineux, c’est la génération suivante ; si c’est du feuillu, c’est celle d’après. Ça existe plus à l’époque de la mondialisation tout ça, faut que ça aille tellement vite maintenant. Mais nous, on n’est pas si pressé. On prend notre temps. Comme les arbres. »
Je repense à Franck, ce bûcheron rencontré il y a quelques semaines sur un chantier qui racontait comment il avait vu les conditions de son métier changer : « Avant il y avait des grosses équipes de bûcherons, aujourd’hui ça se voit de moins en moins. Mais on a besoin de bûcherons qualifiés pour aider les engins quand on ne peut pas mécaniser. C’est pas le bûcheron coupeur de bois comme on pouvait le faire avant. Et le métier a changé : moi, quand j’ai commencé bûcheron, on avait des salaires qui étaient corrects. Aujourd’hui, pour arriver à avoir un bon salaire, c’est compliqué. Les tarifs augmentent mais nous on est payé au même prix qu’on était payé il y a 20 ans. Y a des intermédiaires qui se paient comme il faut. Celui qui est au bas de l’échelle, c’est pas celui qui gagne bien sa vie. » Comme on était plein d’entrain malgré le froid et la pluie, je lui avais proposé de lui offrir un baguette magique pour savoir ce qu’il ferait s’il pouvait changer tout ce qu’il voulait et il m’avait répondu : « Qu’on revalorise le travail des petites gens, c’est con à dire mais ce serait bien, dans tous les domaines et qu’on arrête de graisser ceux qui finalement ne font que du transfert d’argent. Bon, mais ça c’est un peu utopiste… » Normal, non quand on vous offre une baguette magique ? Et même sans d’ailleurs.
Après avoir longuement enregistré le dialogue d’un charme et d’un châtaignier grinçant de concert dans le vent, nous approchons du barrage de la Valette. La marche nous faisant passer pas si loin de la ferme de Lionel et Céline qui nous avaient accueillies lors de la première marche-enquête et avec qui on avait échangé autour de l’eau et de ses usages, nous en profitons pour un faire un petit coucou, saluer les chèvres et prendre quelques fromages au passage : là où nous étions arrivées en pleine période de mise bas, nous arrivons ici au moment des derniers fromages, des traites plus irrégulières et de la mise en sommeil de la ferme et de ses bêtes. Comme les arbres qui eux aussi entrent en dormance, le monde animal – bien loin des cycles artificiellement entretenus – se laisse sombrer vers sa somnolence et son repos.
Le soir, dans les chemins que nous empruntons, les premières feuilles d’automne commencent à faire de petits tas qui étouffent le bruit de nos pas. Bientôt, les feuilles mortes. Mais d’abord demain Vitrac-sur-Montane et sa forêt-jardin
J7 : de Clergoux à Sarran

La brume recouvre encore les champs quand nous quittons Clergoux direction Sarran et le Pont Maure. Après un petit tour au marché, où patientent quelques charriots en quête de leur steak ou de leur jambon, nous longeons l’étang Prévot que surplombe, abandonné, l’ancien hôtel du lac.
Les forêts qui bordent la route sont propices aux enregistrements comme aux cueillettes.
On quitte le regard de la marche pour celui de la cueillette, l’œil furète, cherche le détail, l’indice ou la trace du champignon qui ravira le soir les papilles.
Je repense à ce que nous racontait Dominique Gaudefroy quelques semaines plus tôt, expliquant qu’il préférait les petites choses, les fleurs minuscules, les plantes de rien tout, qui se prêtent mieux à la photographie, quand l’arbre lui déborde le cadre, ne tient jamais franchement dans l’image. Me reviennent alors en tête les dessins d’Alain Freytet des arbres du Limousin, comme observés depuis ce point de vue que nous offrent maintenant les drones mais que nous livrait, avec une épaisseur sans doute plus mystérieuse, l’imagination. Devant moi, ces silhouettes dessinées sobrement au crayon à papier où l’effet d’unité de l’arbre, prend tout son sens.
Je repense à aussi à ces toiles peintes obstinément par Pierre-Marie Ziegler pendant plus de quinze ans, les yeux et les mains rivés sur les arbres et les forêts, ces toiles où la matière tentait de capter ce qui est plus que l’arbre, ce qui est plus que la forêt et qui pourrait être sa vie dessinée en tant qu’expérience, cette chose magnétique, vibratoire et reliée qui empoigne tous les sens et vous jette dedans.
Et tandis que me remontent en tête quelques-unes de ses toiles aux couleurs tranchées, nous voilà traversant bientôt cette limite qui coupe le paysage en deux tranches inégales : l’autoroute A89 qui traverse la Corrèze d’Est en Ouest et, parallèle mais légèrement décalée, la D1089, qui organise les déplacements comme les vies. À pieds, avec la lenteur d’un autre temps, nous voilà – après sept jours déjà – arpentant un espace que nous aurions pu traverser en 1H30 à peine par l’un de ces deux axes. Nous poursuivons notre culture du ralentissement qui est aussi une pratique du détail et de l’attention. Et sur ce passage qui doit favoriser la circulation des espèces – c’est ce qu’on comprend en regardant les silhouettes de sangliers et de chevreuil qui ornent ledit pont que nous empruntons – se trouve donc une toile en plastique verte, elle-même masquée par quelques maigres arbres. Nous faisons l’étrange expérience de cette passerelle, inhospitalière, il faut bien le dire, où le bruit assourdissant de l’autoroute et des bagnoles s’accompagne de l’étrange sensation de ne voir que du vert, des arbres ou des arbrisseaux. Là aussi l’œil n’est pas à sa place pour voir ce qu’il ne voit pas. Et l’on découvre pas après pas, le peu de considération que les humains accordent à la cachette, quand les autres vivants savent qu’elle est la conditions de la rencontre.
Me reviennent alors en mémoire les paroles d’Olivier, rencontré à Millevaches, il y a déjà quelques mois : « Les racines d’un arbre, c’est un iceberg. Certains vont dire que c’est moit-moit, certains vont dire que c’est 2/3 sous-sol et 1/3 aérien. Mais le problème, c’est qu’on sait pas en fait. On n’a pas des espèces de sonar pour faire des cartographies 3D des racines. Mais le jour où quelqu’un l’invente, ça va être une révolution. » Depuis, je ne peux m’empêcher d’imaginer ces forêts invisibles que cachent la terre et le sol en miroir des parties aériennes : ces bois racinaires, ces nuages de radicelles, ces réseaux mycorhiziens dont nos cueillettes gourmandes sont un discret témoignage.Arrivées à l’Éveil de la forêt, au Pont Maure, nous découvrons les buttes qui dessinent le jardin à flanc de rivière, les arbres francs qui poussent en attendant d’être bientôt greffés, avant d’être accueillies par Sylvie, Arnaud et leur fille, Chloé.
Ce soir, comme en écho à nos pensées du jour, nous dormirons dans l’atelier, dans une cabane en bois construite de leurs mains, au bord de la rivière où ce sont les dessins et les peintures qui veilleront sur nos duvets et sur nos sacs. Le soir arrivant vite nous repoussons à demain matin la visite de leur forêt jardinée, mais les discussions font des rebonds entre forêt nourricière, pratiques permacoles, Croqueurs de pomme et le verger-conservatoire de Sarran. Nous sommes chaleureusement accueillies autour d’un repas de pieds de mouton, de chanterelles et de petits cèpes trouvés dans leur jardin, car la forêt nourricière l’est de plein de manière. Demain : nous reprenons la route direction Le jardin du Centaure pour rejoindre Dominique et Hendrikje, paysans-herboristes.
J8 : de Sarran à Saint-Yrieix-le-Déjalat

Avant de prendre la route et de commencer notre traversée des Monédières, nous visitons avec Sylvie et Arnaud leur forêt nourricière. Sous l’ancien couvert des bouleaux, des hêtres et des chênes, poussent ainsi des légumes, des arbustes fruitiers, mais aussi des saules permettant tout à la fois de réaliser des sculptures en osier vivant, des paniers, des corbeilles, des pondoirs… Les attrape-rêve cèdent ici la place aux attrapes lumières et aux courbes de niveau pour penser la circulation de l’eau et son cycle dans les plantes. Au fil du jardin-forêt, nous découvrons ainsi des haies tressées en saule, un pont qui le prolonge et le dessin d’un futur labyrinthe vivant qui fera l’objet d’un prochain atelier de transmission. La mémoire des gestes du·de la vannier·ère se transmet encore ici et là quand tant d’autres savoir-faire de la culture paysanne ont disparu broyés par la machine silencieuse de l’industrialisation.
Nous terminons notre visite par un tour dans l’ancien moulin où gisent encore les mécanismes qui permettaient de moudre la farine avec la seule force de l’eau. Progressivement un monde en remplace un autre, pourtant ici se cherche une vie en équilibre avec les autres vivants, à la manière de ces guildes qui associent des plantes qui interagissent et s’entraident afin de créer un écosystème stable et durable.
Sur les conseils de Sylvie et Arnaud, nous empruntons les petits chemins qui longent la rivière direction le Puy de Sarran et ses 819 mètres pour surplomber le massif des Monédières avant de nous engager dans sa traversée. Les quelques kilomètres qui mènent au point culminant nous font traverser nos premières grandes plantations de Douglas. Nous gagnons bientôt le Puy de Sarran par le chemin du calvaire, indiquée en son sommet par trois énormes croix qui dominent le paysage.
De là, on aperçoit les routes et sommets qui nous ont guidées lors de notre première marche-enquête au printemps derniers autour de l’eau et de ses usages, mais aussi plus loin, au nord, le chemin emprunté lors de la 2nd marche-enquête de l’été autour du sol & de l’air. Nous voilà déjà au 8e jour de cette troisième marche-enquête consacrée cette fois aux arbres et aux forêts. Je repense à cette photographie que nous ont montrée hier soir Arnaud et Sylvie, où l’on voit le moulin et tout au loin le Puy de Sarran, pelé, sans la trace d’aucun arbre alors que sous nos yeux s’étale une mer de résineux où se détachent – comme l’écume – quelques coupes rases. Et pourtant, plus loin encore, autour de l’an mille et jusqu’au 14e siècle sans doute, ces paysages étaient recouverts de hêtraies qui furent déforestées par des incendies mal maîtrisés mais aussi par les cultures et les pâturages. « Si tu veux vraiment remonter à je sais pas combien de générations, à deux cents générations par exemple, soit y avait personne soit y avait des peuples forestiers, c’est ce qu’il me dit Pierre d’Avenir Forêt quand on échange il y a quelques mois. Quand on entend tout le temps : ici, y avait pas de forêt, c’est faux. Parce c’est ta grand-mère qui te raconte ce que sa grand-mère faisait et la tradition orale elle ne va pas plus loin – donc en gros, c’est cinq générations, et alors oui, effectivement, il y a cinq générations, il n’y avait pas d’arbres. Mais c’est une mémoire à hauteur d’homme. Et c’est tout ce dont on se souvient. La nature, elle, elle est dans des cycles beaucoup plus longs : elle prend son temps. »
Le vent souffle au sommet du Puy signe qu’il est temps de se remettre en route. Nous empruntons une piste forestière qui file droit vers le nord et nous mène jusqu’à l’étang de Stizaleix, pour prendre la direction de Saint-Yrieix-le-Déjalat et gagner le jardin du centaure. Nous arrivons dans un soleil rasant et une soirée déjà froide au milieu du jardin botanique de Dominique et Hendrikje : le jardin mythologique côtoie celui des signatures avec les plantes d’Hildegarde de Bingen ou encre celui des plantes abortives et des fleurs au pouvoirs érotiques ou contraceptifs. Nos discussions tournent très vite autour de la botanique et de son histoire, de sa logique coloniale comme de son imaginaire très machiste et occidentalo-centré. De plante en plante, Dominique nous fait faire des bonds dans la Grèce ancienne, l’époque de Linné, le Moyen-Âge, la période de la Colonisation, pour revenir à celle de l’ancien Testament et des Romains. Remise ainsi dans une histoire longue, l’histoire des plantes comme celle des liens entre humains et végétaux déroule sa complexité, ses lignes avortées, ses histoires possibles et étouffées : celle d’un Rousseau herboriste, initiant les femmes, à la botanique malgré l’interdiction ; celle d’une pensée de la métamorphose des plantes développée par Goethe finalement écrasée par l’approche classifiante des espèces ; celle du conflit entre herboriste et pharmacien qui trouve son aboutissement dans la suppression du diplôme d’herboriste le 11 septembre 1941 et la création d’un ordre des pharmaciens sous le gouvernement de Vichy, entérinant ainsi la création d’un monopole de la vente et du conseil autour des plantes. La soirée s’improvise, chaleureuse, gourmande de plantes et de légumes du jardin et nous rêvons à quatre têtes en regardant les cartes à l’itinéraire que nous ferons demain pour rejoindre Davignac et à celui qu’ils feront du côté de la Dordogne.
J9 : de Saint-Yrieix-le-Déjalat à Davignac

Avant de prendre la route pour une longue étape de 18km en direction de Davignac, nous visitons la ferme, sa forêt-jardin et ses plantes cultivées, accompagnées par Dominique.
Entre les rangées de fenouil, de maïs, d’achillée millefeuille, de mélisse et la vaste serre où poussent les derniers basiliques de la saison, nous discutons passage, circulation et métissage des humains comme des plantes.
C’est Dominique qui nous rappelle d’ailleurs que le châtaignier, emblème du Limousin avant le passage à la grande région, a été ramené d’Europe orientale par César lors de la conquête de la Gaule parce qu’il avait disparu de ces territoires avec les différentes glaciations pour trouver refuge dans l’actuelle Turquie.
Et que c’est suite à la conquête de la Gaule par les romains que la culture du châtaignier s’était véritablement développée et répandue. L’histoire humaine et celle des plantes s’entremêle dans une vaste toile, où il est – comme pour les humains – toujours question de voyage, de déplacement et de transformation.
Ainsi, le châtaignier présenté comme exotique en Gaule par Pline L’Ancien au Ier siècle après J.C. devenu depuis symbole d’une civilisation paysanne et de ses savoir-faire, engloutie par la suite par la civilisation du pétrole, mais résistant çà et là à mise au pas du paysage comme à sa muséification.
Nos échanges dérivent ensuite autour de celles que l’on nomme désormais les « EEE » (Espèce Exotique Envahissante) et des imaginaires de l’invasion qui structurent nos rapports avec le vivant, humain et non-humain.
Dans la lignée d’un Gilles Clément faisant l’éloge des vagabondes, Dominique pointe du doigt l’entourloupe linguistique qui consiste à faire passer la voyageuse pour la colonisatrice, la vagabonde pour l’envahissante, l’étrangère pour l’invasive, quand ces plantes ne sont présentes que du fait de l’action humaine et traduisent souvent, par leur multiplication, la destruction des lieux de vie.
Au milieu des plants de houblon et des tiges encore hautes de tournesols, voilà donc planté le décor du tribunal des bonnes et des mauvaises espèces, celles autorisées à passer la frontière de la nature authentifiée comme telle et celles renvoyées à la case envahissante, et donc à repousser. Est-ce un hasard si l’on retrouve les mêmes dispositifs de délation et de contrôle à propos des plantes et des humains ? Et que les déviant·e·s et inattendu·e·s seront signalés et, s’il le faut, éradiqué·e·s par la police de la normalité (naturelle ou civilisationnelle, c’est selon) ?
Quittant le jardin du Centaure pour attaquer tôt cette longue journée de marche, nous nous engageons dans les forêts et plantations qui bordent notre route. C’est dimanche. Chacun·e vaque à ce qui l’occupe : pour certain·e·s, la chasse et nous croiserons beaucoup de 4×4 et de gilets orange au fil de cette journée ; pour d’autres la cueillette, car les cèpes & les giroles ne cessent de pointer leur nez depuis quelques jours. Longeant l’autoroute A89, qui barre le chemin aux animaux comme aux piétons, nous traversons d’anciens bois de chênes et de châtaigniers, quand – couvrant le vrombissement des bagnoles et des camions – se font entendre les cris des grues centrées qui dessinent dans le ciel un chemin invisible, celui de leur migration : elles annoncent par leur vol et leur chant les jours froids à venir. Je réentends les mots d’Hervé à propos de ces couloirs migratoires qui partent de l’Europe et de ces chemins « cartographiés de façon merveilleuse parce que c’est en-dessous d’eux que l’on trouve tous les hotspots de biodiversité de la planète. C’est une espèce de respiration du nord au sud en passant par des croisements, des points de rencontre particuliers. »
Et du lien qu’il faisait entre les déplacements humains et ces chemins d’oiseaux puisqu’il nous invitait aussi à « imaginer que nos ancêtres, quand ils sont partis d’Éthiopie et qu’ils voyaient des oiseaux partir à une saison et revenir en plus grand nombre après, devaient se dire : ‘’on va suivre les oiseaux’’. Homo Sapiens a probablement suivi ces lieux où passaient les oiseaux. »
À l’inverse des grues qui filent droit vers l’Espagne, le Maroc ou l’Algérie, nous voilà remontant vers le nord pour rejoindre Davignac et ses cabanes où Frédéric nous attend. C’est assez tard dans la soirée que nous finissons enfin par arriver aux cabanes, ces deux maisonnettes juchées à flanc de colline et surplombant les forêts environnantes. Plus qu’une cabane, un monde construit, élargit ici, avec patience, avec amour, avec détermination, les mains dans les palettes pour en faire un lit, dans le tonneau pour en faire un four, dans le chauffe-eau pour en faire en barbecue, dans la mangeoire pour en faire une lampe, les mains, encore et toujours elles. Enfin arrivées, nous réalisons à peine que demain nous toucherons déjà au 10e jour de cette marche-enquête et que nous serons rejointes par des habitant·e·s de Meymac : des élèves, étudiant·e·s et enseignant·e·s du lycée forestier.
J10 : de Davignac à Meymac 

Nous avons rendez-vous avec les élèves, étudiant·e·s et enseignant·e·s du lycée forestier pour les derniers kilomètres qui nous séparent encore de Meymac. Nous passons ainsi brutalement, après neuf jours d’arpentage et de rencontres intimes, à une troupe de presque 70 personnes. C’est un car qui vient livrer la fine équipe sur la place de la Mairie de Davignac, rappelant l’étrange sensation du moteur quand cela fait dix jours que nous traversons les paysages à pieds. Chaque marche se termine avec des habitant·e·s mais c’est la première fois que nous l’achevons avec un bataillon aussi fourni et désordonné. Au fil de la route, les échanges se nourrissent de rencontres réciproques pour tenter de comprendre ce qui conduit ici des jeunes de 18 ou 20 ans, les élèves en BTS venant de toute la France se former ici à la Gestion Forestière ou au Technico-commercial de la filière forêt-bois. Et ce qui conduit une musicienne et une autrice à marcher en Corrèze à la rencontre des habitant·e·s et des arbres.
En chemin, Alain, ancien enseignant en gestion forestière, nous signale des grandis, hauts déjà de plusieurs mètres, séchés sur pieds par les étés caniculaires et secs qui se sont succédés. « Son autre nom, c’est sapin de Vancouver, il est habitué au climat de la Colombie britannique, humide et tempéré, là ça lui va clairement pas. » Quand je lui demande si en quarante ans de vie forestière, il a eu l’impression de voir les perspectives et les pratiques changer, il me répond : « Oui, les miennes déjà, elles ont beaucoup changé. »Notre cortège provisoire, composés essentiellement de jeunes garçons, en baskets, rapidement mouillées par la boue et les chemins, zigzague dans les prés et les forêts.
Difficile de faire tenir d’un seul bloc un groupe de cette taille. Malgré tout notre drôle de chenille finit par rejoindre Besse où elle se complète de la classe des 2nd pro accompagnée par Élisabeth, qui a organisé l’escapade du groupe, et Laurence, formatrice en plantes sauvages comestibles.
Dans les derniers kilomètres, nous parlons cuisine sauvage, camp forestier et de la connivence sensible avec laquelle se construit la vie dans la forêt. Meymac est déjà en vue : nous regagnons avec toute la troupe la colline sur laquelle est implantée le lycée, les toits en ardoise reflètent les dernières lueurs de cette ultime journée et la joyeuse colonne se retrouve autour de la fuste pour un dernier verre partagé.
Alors que l’équipe se dissout dans le froid déjà tombé, Alain me signale que Les Enchevêtré·e·s doivent beaucoup aux chevêtres qui sont en charpente des pièces dans lesquelles on emboîte et on assemble les solives. Beaux auspices pour commencer cette résidence.
La marche par vocation aurait pour ambition de ne s’arrêter jamais, comme un rendez-vous suspendu dans le temps, dans un autre monde, où les pieds continueraient à marcher, où les vies continueraient ainsi à se déplacer simplement, au rythme des jambes qui vont, elle continuerait, se poursuivrait, se prolongerait. Sans doute même ne sommes-nous jamais complètement arrivées à Meymac, quand bien même cette ultime étape aura été partagée. Car quelque part, dans un coin de la forêt, nous continuons à marcher. Forêt, nous-mêmes, puisque c’est ainsi que nous nous sommes rêvé·e·s avec les habitant·e·s au cours de nos rencontres.
Me reviennent en mémoire ces lignes écrites par Jean-Baptiste Vidalou, dans Être Forêt, où se raconte le trouble qui saisit celui ou celle qui se laisse ainsi peupler par l’autre vie de la forêt : « Ce qu’il faut retenir ici, contre le regard universel du civilisé posé sur la sauvagerie, ce n’est pas l’image d’un extérieur absolu mais bien la part de porosité entre les mondes que promettent ces lieux que sont les forêts – et d’ailleurs les autres espaces limites, comme les montagnes, les landes, les marais, ou les rivages. Là on l’on ne sait plus qui du brigand, qui du paysan, qui de l’animal, qui de l’homme, qui de la sorcière, qui de la fée. Le danger pour l’ordre civilisé ne serait pas tant dans les zones d’ombre en tant que telles – il s’accomode assez bien de zones de relégation à ses périphéries – que l’élaboration subversive que permettent ces zones et la façon dont ceux qui y vivent en tirent parti. Car la forêt, précisément n’est pas un espace situé dans un « ailleurs » improbable du monde, mais bien un rapport singulier qui surgit au cœur du monde, entre les êtres, entre les règnes. »