« L’aiga que vai onte pòt ‘nar-, totjorn pus lonh,
totjorn pus bas, l’aiga davala;
l’aiga lena, qu’a pas de fòrma,
pren la fòrma de ço que la pòrta, se ten dins la forma de ço que la ten.«
Marcelle Delpastre, L’Aiga
En dépit des circonstances sanitaires, le premier volet des Enchevêtré·e·s a bien eu lieu, pas dans la forme initialement imaginée (à l’échelle de la ville), mais grâce à l’invention et à la force de résistance de beaucoup, nous avons trouvé comment naviguer entre les gouttes pour faire que la rencontre ait lieu.
Cette première marche-enquête reliait Tulle à Neuvic, en passant par Bort-les-Orgues, manière de faire sortir le théâtre de ses gonds et de le perdre dans les chemins. Elle avait pour horizon le lycée Henri Queuille et ses visages devenus familiers : après le plein vent et l’écriture au grand air, l’enquête s’y poursuivait pendant une résidence de création de 10 jours, un foyer d’intensité public et partagé sous la forme d’un Choeur du lycée, d’une balade sonore élaborée avec la classe de 2nd pro B de Céline Buret, d’une marche aux flambeaux contée proposée par des étudiant·e·s en BTS DATR, d’un banquet partagé et d’une immense fresque nourrie des témoignages réalisée par Saul Pandelakis. Julie Moulier nous aura rejoint en début de résidence pour partager une lecture musicale des Chroniques des invisibles et relier ainsi les fils de l’hospitalité d’un bout à l’autre de cette aventure.
La marche de quelques 150 km aura été parcourue entre le 13 et le 23 mars 2021, une première enquête itinérante sur l’eau, ses imaginaires et ses usages : dix jours d’arpentage, le long de la vallée de la Haute-Dordogne, sur la trace des zones humides, des mémoires des ouvrier·e·s et des résistant·e·s qui ont construit ces barrages, sur la trace des ruisseaux et des rivières, dix jours de rencontres, d’échanges, d’entretiens avec humains et non-humains, de captations sonores, de surprises inattendues, dix jours aussi d’hospitalité, de portes qui s’ouvrent, de récits partagés, de dîners impromptus, de moments de rencontre volés à ces temps où tout est fait pour isoler et éloigner. L’itinéraire, en dix étapes, empruntait en partie le GRP « Entre Dordogne et Ventadour », le GRP « De Sumene Artense », le sentier « La Dordogne de villages en barrages » et des chemins désorientés, une traversée qui alternait rivières, ruisseaux, barrages, anciennes cités EDF, gorges et dernières neiges, milans royaux et lignes THT.
Ce trajet choisi en rêvant longuement sur les cartes, en imaginant à partir des tracés, des dessins, des indices ce que pourrait être cette marche-enquête. Et où elle nous mènerait. Qui elle nous ferait rencontrer et comment. Ce trajet imaginé, fait et refait plusieurs fois. Voici qu’il existe dans ses deux états : celui de l’itinéraire, qui se résume à une ligne verte et à quelques points qui la ponctuent, et celui dense, épais, touffus de rencontres, de bruits et de vies, que l’on aura vécu.

J1 : Tulle – Gimel-les-Cascades
13 mars : 18 km, + 540m, – 240m

Quoi de mieux qu’un départ un jour de pluie pour commencer une marche-enquête autour de l’eau et de ses usages ? Cette première étape, au départ du théâtre de Tulle, s’est faite un samedi matin. C’était un 13 mars. Les degrés étaient encore timides, mais la chaleur du départ et la présence d’une partie de l’équipe de l’Empreinte donnent à ces premières foulées qui attaquent la côte un air léger et joyeux. On gardera ces forces pour les jours où elles feront défaut. Le duo ce jour-là est en réalité un trio : nous sommes aussi accompagnées par Climène Perrin qui fait un doctorat à l’université Paris 8 autour des liens entre théâtre et écologie et qui a décidé de suivre plusieurs processus de création, dont celui des Enchevêtré·e·s. Une thèse qui passe par le corps et par la tente. Preuve s’il en était qu’on pense (aussi) (et peut-être mieux) sur les chemins, surtout quand ils ne sont pas balisés.
On se découvre dans ce processus d’enquête au rythme des pas. On apprivoise la lenteur qui est la seule vraie complice des marcheur·se·s et de leur arrivée. On s’accoutume au poids des sacs, à la pluie, aux gestes qu’il faut faire pour sortir les micros, les enregistreurs, l’appareil photo et les re-rentrer aussitôt à cause du froid et des gouttes qui ne cessent de tomber. On invente peu à peu notre méthode. On l’observe en train de se faire.
J’ai toujours beaucoup marché pour enquêter, pour rencontrer, pour aller à la découverte de celles et ceux que je n’aurais pas pu rencontrer sans ces effets de hasard. J’ai beaucoup marché en ville, à Aubervilliers, à Brive, à Montréal, à Kigali, en flânant, en faisant du porte-à-porte, en échangeant avec celles et ceux qui sont dehors, qui passent ou s’y attardent, mais c’est la première fois que la marche donne sa forme au processus lui-même, la première fois qu’elle en dicte les contextes, les bonheurs comme les difficultés. On commence tout juste à le découvrir et à le réapprendre : on ne rencontre pas de la même manière quand on chemine. Il y a une sorte de communauté secrète, de solidarité des voyageurs-sac-à dos, une fraternité des pouces levés, des bivouacs et des nuits improvisées qui ouvre les portes même les plus fermées. On nous regarde intrigué, parfois inquiet (« Non mais avec ce temps-là, moi je vous emmène en voiture, on le dira pas, c’est tout ») ou vaguement amusé, mais on nous prête toujours l’oreille et souvent même le temps d’un échange qu’on pourrait prolonger. C’est le privilège de celui qui parcourt, avec le luxe de pouvoir choisir son chemin, le luxe de qui n’est pas en fuite ou en danger, sommé de tout quitter. Celui-là, bien souvent, c’est l’État qui lui ferme la porte quand tant d’autres lui offrent l’hospitalité.
Au fil de la journée, le parcours prévu finit par prendre des allures plus improvisées : là où les cartes dessinent un itinéraire qui semble lisible et calculé, avec ses dénivelés, ses montées et ses descentes, ses alternatives et ses détours, le chemin, lui, joue de surprises, de la déroute, et prend même un malin plaisir à vous déboussoler. On en fait assez vite l’expérience : dès qu’on entre dans les bois, les cartes IGN ne sont plus vraiment à jour. D’autres pistes apparaissent, celles qu’on croyait trouver n’y sont plus, les possibles itinéraires prolifèrent devant soi et on finit par se perdre dans le trop de chemins. L’imprévu commence à dicter ses règles pour apprendre à nous désorienter.
On finit quand même par venir à bout de cette première étape qui devait nous mener jusqu’à Touzac. On est rincées par une après-midi de pluie, un peu gelées, un peu perdues. On appelle Odile depuis la place de Gimel. La lumière du soir brûle les nuages dans la vallée. Il pleut. De rares passants masqués se pressent pour échapper au couvre-feu qui est déjà tombé. On est fatiguées après cette longue première étape de 18km, après les dénivelées, après les errances dans la forêt. « Tout droit, vous montez et hop Touzac, vous y êtes », sa voix est douce et enjouée. Elle propose plusieurs fois de venir nous chercher. Et résignée finit par accepter qu’on la rejoigne à pied. Elle nous accueille sur le pas de la porte. Avec un grand feu. Nous déshabille presque aussitôt. Et redisparaît aussi vite pour tout faire sécher. On la retrouve devant le cantou après une bonne douche chaude. Odile, c’est une ancienne parisienne, installée depuis 50 ans en Corrèze, Ussel d’abord – avec ses hivers éternels et ses étés inexistants – et puis enfin Gimel. Elle nous raconte le mépris qu’elle ressent de Paris pour la campagne et la province, plein de gens savent pas où c’est la Corrèze, moi par exemple je regarde un peu les nouvelles la 1 à 13h, et ils parlent souvent des régions françaises, mais ils ne parlent que de la Bretagne ou que du Midi, jamais du centre de la France, moi j’ai envie de leur écrire en disant : mais hé vous savez qu’au centre de la France y a aussi des gens qui vivent ? La première chose qu’elle fait à notre arrivée, c’est de bourrer nos chaussures de rando de papier journal pour les poser près du feu en espérant qu’elles soient sèches le lendemain. Elle nous parle comme elle parlerait à ses petites-filles, avec un mélange d’autorité et de tendresse, d’inquiétude aussi pour ce que ce drôle de futur réserve à toutes ces générations à venir. À plusieurs reprises pendant notre échange, elle répète : Faut pas dire qu’y a rien à faire, faut faire les choses, mais est-ce que c’est pas trop tard ? Le constat qu’on peut faire aujourd’hui, c’est quel est notre pouvoir ? Bien sûr on a un petit pouvoir individuellement mais, je sais pas ce que vous en pensez vous, mais c’est aussi collectivement : comment on change les choses ?
Le lendemain matin, au petit-déjeuner, on reparle de l’enquête, de la Corrèze et des cultures paysannes qui ont été dévastées. Et tout en nous servant le thé, elle ajoute : On a maltraité la terre, elle se révolte d’une certaine façon, elle fabrique des choses qui abîment l’homme et elle se révolte c’est tout, l’Humain a voulu dominer la terre, dominer les autres tous les autres, alors voilà on en est là, à devoir réapprendre ce serait quoi la douceur, ce serait quoi faire ensemble ? Au moment de partir, elle nous tend à chacune une fleur, pour la douceur, elle dit, pour la douceur.
J2 : Gimel-les-Cascades – Saint-Pardoux-la-Croisille
14 mars : 17km, +180m, -150m

On quitte Gimel au petit matin, le soleil s’est invité et donne à cette reprise des airs joyeux. La météo, on le vérifiera tout au long du chemin, est avec la lenteur la complice la plus familière : on l’observe, on la scrute, on la redoute, on l’anticipe – et au final rien à faire : la seule chose en notre pouvoir, c’est encore de s’y adapter. Car pour qui celui/celle qui marche ou qui travaille dehors la météo n’est pas qu’une vague affaire de circonstances, elle devient expérience concrète, qui se dépose dans le corps, dans les vêtements et dans les nuits. Marcher et dormir sous la pluie, dans la neige et le froid peut avoir tout d’un acte absurde. Alors que le soleil, la douceur de l’air et des degrés parviennent à lui donner brutalement des airs d’évidences tranquilles.
On s’arrête souvent, on devient des « promeneuses écoutantes », on tente par les prélèvements sonores de retrouver quelque chose du parcours, de ce qu’il fait surgir dans cet entrelacement continu des bruits du dehors et des bruits humains. On commence à distinguer le son de tel cours d’eau, la voix de telle rivière, les notes, les rythmes, les effets de composition qui leur sont propres et qui jouent des constructions autant que des cascades. Comme d’autres font des prises de vue, on fait des prises d’oreille, on va aux sons autant qu’ils nous viennent, on pratique la dérive et les accidents. On ne les traque pas comme des naturalistes en quête d’une espèce rare, on est plutôt en éveil comme le sont les cueilleurs de champignon, les guetteurs du minuscule.
Sur la route, on croise plusieurs personnes, notamment Stéphane qui nous réoriente alors qu’on s’est perdues, il est dans son garage, sa maison encore en chantier et quand on lui demande ce qu’elle dirait l’eau si elle pouvait parler, très vite il nous parle des tuyaux : Moi je pense qu’elle en a marre d’être canalisée, elle voudrait bien retrouver son truc naturel quoi, nous on voit bien en ce moment avec la pandémie on n’aime pas « vous faites ci, vous faites ça », on n’aime pas, on voit bien, l’eau elle a sa place dans la nature ça sert à rien de la détourner, et nous on a trop voulu décider à sa place : on a la met dans des tuyaux, on ouvre notre robinet « allez hop faut que tu viennes là », on veut de l’eau chaude : « tu vas dans le ballon d’eau chaude, tu chauffes et tu reviens », en même temps qu’il nous parle il range la tronçonneuse qu’il était en train d’aiguiser, « alors ouais elle est un peu à notre service quoi, elle aimerait bien reprendre son indépendance, retourner dans la Corrèze et puis faire ce qu’elle a à faire.
Le soir, on rejoint Céline et Lionel : c’est l’heure de la traite. On prend le temps d’y participer avant un repas concocté maison. Entre les mille choses à faire, on échange sur les agricultures paysannes et sur les changements qu’elles supposent. Le hasard veut qu’ils aient fait, comme les étudiant.e.s que nous allons rencontrer, le BTS GPN (Gestion et Protection de la Nature) à Neuvic. On parle toilettes sèches, décroissance concrète, autonomie alimentaire, solidarité et coopération, on parle récupération et réparation, et de tous les changements qui se sont imposés à eux peu à peu pour aller vers d’autres usages individuels et collectifs, on parle de ces paysages que font les paysans, Céline, elle nous dit que pour elle l’eau c’est la question majeure du XXIe siècle, que c’est pas un problème pour plus tard que c’est un problème pour maintenant : Même à Marcillac-La-Croisille, cet été ils ont été approvisionné par containers parce qu’il n’y avait plus d’eau potable au robinet. Pour Lionel, l’eau elle porte la mémoire, la trace de nos activités, plus encore que l’air ou que le sol, et lui il pense que les changements, c’est de notre vivants qu’on va les connaître, ça a déjà commencé, il dit, on y est : depuis l’ère industrielle, l’eau, elle a changé d’état, on lui laisse plus le temps de se recharger, de se recycler... Ici, on essaie de faire un maximum nous-mêmes, on n’a jamais vraiment été dans la société de consommation mais là avec la ferme, on y est encore moins.
Le lendemain matin, il pleut, un léger brouillard recouvre la forêt, avant de repartir, on reprend des forces et du fromage de chèvre. On s’apprête à rejoindre Saint-Merd-De-Lapleau et son gîte pour marcheurs.
J3 : Saint-Pardoux-la-Croisille – Saint-Merd-de-Lapleau
15 mars : 16km, + 252m, -201m

La pluie nous accompagne toute la journée, sur le chemin du premier barrage et du premier lac, du premier pont et du premier fromage de chèvre. On s’arrête au bord du lac pour quelques prises de son, mais on est bien obligées de reconnaître que la pluie, le froid et l’humidité ne rendent pas les enregistrements évidents. Quelques heures plus tard, on prend à peine le temps d’une pause déjeuner par peur de se refroidir. Il doit faire 5°C. Et nous sommes humides de la marche du matin. On trouve un abri pour quelques tartines vite improvisées dans un petit hangar qui contenait une ancienne balance agricole transformée aujourd’hui en boite à lire. Une petite supérette s’est ouvert à côté, on y trouve des micro-ondes et des sandwichs à réchauffer. Une civilisation a cédé la place à une autre. Dans les vestiges de la première, on savoure les fromages de Céline et Lionel sous l’oeil curieux de la collection complète de Mary Higgins Clark.
Dans les dernières foulées qui nous conduisent à Saint-Merd, la pluie semble enfin nous abandonner. Le ciel se dégage peu à peu. On croit même voir poindre un rayon ici ou là entre les aiguilles pour nous aider à nous réchauffer. On emprunte l’ancienne route forestière. Je repense à cette phrase de Thierry Paquot : « Pour qu’il y ait de l’utopie, il faut qu’il y ait des voyageur et des récits de voyage, un navigateur qui raconte des situations qu’on ne connait pas, des paysages qu’on ne connait pas. » Ces paysages, ceux qu’on arpente, on les connait, tout le monde les connait : rien d’exotique ou d’inconnu en eux, rien de remarquable au premier abord. Nous ne sommes ni dans les derniers recoins de la forêt boréale russe, ni dans les plaines du Serengeti, encore moins dans le delta de l’Okavango. Nous arpentons le plus proche, le plus commun, le plus quotidien, des régions que par mépris on nomme parfois celles de la France du vide et qui sont pourtant peuplées de tant de présences et de vivants.
Nous voyageons dans les zones les plus familières, a priori les plus éculées : celles de la campagne française. Pourtant s’y découvrent peu à peu de nouvelles manières de s’y rapporter, d’y cheminer, par l’attention pour ce qui ne l’attire pas a priori, par le réenchantement du modeste. Une autre forme d’utopie que celle de l’inconnu éloigné, un horizon de réinvention au plus proche de chaque vie, une invitation au soin, à la délicatesse et à l’attention. Car les processus de destruction ne sont pas qu’à l’oeuvre loin de nous, en Amazonie, à Bornéo, au Bangladesh. Les forêts ne sont pas malmenées qu’en Amérique du Sud, les cours d’eau pollués par les matières chimiques et les aménagements, ils concernent aussi le plus proche, dans des choix concrets à l’oeuvre dans les logiques d’aménagement du territoire, dans les orientations données aux politiques agricoles européennes, dans l’organisation des programmes énergétiques, dans le respect des conditions de dignité des vivants et du bien vivre. C’est aussi ce dont témoigne l’échange que nous avons le soir même avec Nicolas et Nicolas, venus poser la fibre, ici, en Corrèze. Le premier Nicolas, gilet jaune, parle de cette rencontre inattendue entre les écolos et les gilets jaunes autour du mieux vivre, la façon dont ce mouvement a permis de sortir l’écologie d’une lecture de classe, comme préoccupation exclusivement bourgeoise : Avant les Gilets jaunes y a trop de gens qui pensaient que l’écologie c’était un truc de riche, un truc de bobo, mais maintenant dans la tête, ça commence à changer.
Le soir quand on se retrouve en bas pour fumer des cigarettes, ol explique que sa femme elle a des visions : Au début, c’était dur elle savait pas comment les accueillir ça la faisait flipper ces images qui arrivaient. Et ma femme, elle a vu des trucs sur ce qui va arriver, qui sont pas jolis jolis. Elle dit qu’il faut qu’on se réapproprie l’avenir. Et que c’est pour maintenant.
J4 : Saint-Merd-de-Lapleau – Laval-sur-Luzège
16 mars : 9km, 176 m, -253 m

Climène nous quitte au petit matin. Elle part avec Nicolas & Nicolas et rejoint Tulle en stop avant de filer direction Montpellier. Avec Sarah, nous poursuivons la marche. Elle incarne jour après jour ce trait d’union reliant le théâtre à son dehors, un déplacement qui prend le temps du chemin pour l’habiter, pour lier et relier dans le temps comme dans l’espace ce qui est dispersé ou éloigné. Si le chemin est une puissance organisatrice du paysage, il s’agit alors d’être « empreintées » tout en l’empruntant pour s’en faire la page ou l’oreille, la surface d’expérience sur laquelle il imprimera sa marque. « Une écriture enfouie attend d’être déchiffrée » dans la forêt, les arbres, le vent, les sols, rappelle Michel Serre, c’est à l’écoute de cette écriture que nous nous mettons avec cette marche enquêtrice ou avec cette enquête marcheuse.
Après Saint-Merd-de-Lapleau, nous filons en direction du hameau des Bordes à Laval-Sur-Luzège pour rejoindre Charlotte, Julien et leurs deux enfants qui ont une ferme avec des vaches laitières. Sur la route, nous croisons Nell, maraichère, qui fait également de la récolte de sève de bouleau. Elle est en train de s’occuper de la récolte qu’elle vient de faire ce matin. Et nous propose de partager un verre de sève tandis qu’elle finit un premier bidon. Quand on lui demande ce que c’est, pour elle, l’imaginaire associé à cette pratique, elle nous répond que la fille d’une amie lui dit que c’est l’eau des fées, l’eau des fées parce que la sève elle va passer tout l’hiver dans les racines, à l’automne elle va descendre donc il va y avoir un échange entre la terre et l’eau, l’eau va se charger plus profondément, et ça va nourrir le bourgeon au moment du printemps. Elle insiste pour dire : Nous, on récolte l’eau de la terre plus que l’eau des arbres, c’est l’eau qui va nourrir l’arbre qu’on récolte. Après la sève de bouleau, c’est un truc employé depuis que les humains utilisent la nature pour pouvoir se soigner, tous les pays, tous les peuples qui ont eu des bouleaux ont consommé la sève, et dans le bouleau tout se consomme, l’écorce, le bourgeon, la feuille. Dans les pays nordiques, ils en consomment encore énormément, c’est pas un truc pour les bobos des villes, c’est un truc quotidien. À force, d’échanger, on finit par comprendre que peu à peu ce geste-là, il a changé son rapport à l’arbre, son rapport à l’eau, parce que l’arbre, elle le voyait comme faisant partie d’un paysage, changeant de forme en fonction des saisons, mais pas comme quelque chose de vivant, de vraiment vivant. Elle nous dit même que maintenant, quand elle va dans la forêt et qu’elle va récolter, c’est comme quand elle voit ses lapins : elle leur dit bonjour et elle les remercie une fois que la récolte est finie. Elle les voit grandir, elle les observe, elle voit que chacun, chaque arbre, se réveille à son rythme : J’ai des arbres que je ne récolte plus parce que la sève élaborée est mise en place et d’autres que je récolte encore parce qu’ils sont en train de se réveiller tout doucement… Chaque arbre évolue et va à sa vitesse, même quand on a deux arbres côte à côte, chacun va à son rythme.
Nous nous remettons en route dans l’après-midi, le ciel est blanc, la route guidée par de nombreux murs en pierres sèches, nous suivons le chemin qui enjambe la rivière La Sombre qui porte si bien son nom. Ses eaux sont pleines, étrangement noires, presque sans reflets. La dernière ligne droite pour rejoindre la ferme est une belle montée qui attaque la côte et nous fait passer devant la chapelle de l’Herbeil, avant de regagner le hameau, un petit hameau qui en un siècle et demi, comme tant d’autres, est passé de 900 habitants à péniblement 50. Un petit hameau qui a perdu deux écoles, trois cafés, pour n’être aujourd’hui plus qu’un lieu de ramassage scolaire et de maisons isolées, un hameau où on trouvait quarante fermes et qui aujourd’hui n’en compte plus que deux .
On arrive un peu tard chez Fabien et Charlotte. Ils sont tous les deux paysans, alors qu’ils s’étaient jurés de ne pas l’être, de ne pas faire comme leur père-leur mère, comme leur grand-père-leur-grand-mère. Pourtant Fabien & Charlotte, ça fait bientôt vingt ans qu’ils s’occupent de leurs 40 vaches, des Holstein et des Jersiaises, avec lesquelles ils font des yogourts, du lait et du fromage. Julien est occupé, on ne sait pas comment ne pas déranger. Il nous indique un hangar où installer la tente : nous déplions notre toit provisoire pour la nuit, à côté des vaches, qui portent la voix jusqu’à nous depuis l’étable. Un peu timides, nous finissons par rejoindre la famille au grand complet pour un dîner partagé. La conversation s’engage très vite sur l’image donnée du monde paysan, sur les formations majoritairement proposées dans les lycées : Ce qui m’a choqué quand je suis arrivé en BEP, c’est que les premiers cours de phyto, c’est la gestion des engrais et moi ça je suis désolé mais je trouve ça totalement ahurissant que la première chose qu’on apprenne aux jeunes ce soit de se servir d’engrais ou de désherbant. Alors que la gestion des effluents d’élevage, le lisiers, le fumier, etc. ça arrive en BTS, dès le départ on devrait vous apprendre à utiliser ce que vous produisez d’abord sur la ferme, c’est un énorme problème d’éducation : on nous apprend à être dépendant des industries, de la chimie. Ils nous racontent comment ici les vaches ne mangent que de l’herbe et du foin et comment ces techniques extensives rendent finalement moins vulnérables à la sécheresse et aux changements. Le lendemain matin, on se lève avec eux à 5h30 pour la première traite de la journée. Après un petit-déjeuner copieux, on s’apprête à reprendre la route : on nous a offert plein de yogourts faits maison, on plie la tente, réorganise les sacs et juste avant notre départ Fabien taille une baguette de noisetier pour nous montrer comment on cherche l’eau. Lui, il est devenu sourcier, un peu par hasard, il s’est rendu compte qu’il sentait l’eau, comme ça avec la baguette. Il nous fait passer avec la baguette au-dessus d’une conduite : clairement, même après plusieurs passages, on ne sent toujours rien. Pour accompagner les prochains jours de marche, il nous confie la petite baguette qui rejoint le sac à dos et prend la route avec nous. On essaiera de la chercher.
J5 : Laval-sur-Luzège – Le Mons
17 mars : 13km, 367 m, -351 m

La marche du jour est guidée par la perspective d’un bivouac partagé avec une partie de l’équipe du théâtre qui a décidé de se joindre à nous. On rejoint l’Echamel puis emprunte un sentier qui descend en pente raide dans la vallée de la Luzège. On marche sous les chênes et les hêtres, l’oeil ouvert car Patrice du théâtre nous a confié que la saison des morilles commençait et qu’avec un peu de chance on pourrait en trouver sur les talus. On enjambe le ruisseau de Lauge, puis longe la rivière dans son lit avant d’attaquer l’autre versant. Marcher à cette saison, avec la fonte de la neige de cet hiver, les pluies insistantes qui n’ont cessé de tomber, c’est vérifier sensiblement, pas après pas, que l’eau est perpétuellement en transformation, circule ici sous toutes ses formes. Je repense à cette phrase lue je ne sais plus trop où : « Il n’est pas deux gouttes de pluie qui sonnent de la même manière. L’oreille attentive le sait ». Pendant notre courte ascension, nous voyons se dessiner au loin le Viaduc des Rochers Noirs qui surplombe la rivière un peu plus haut, vestige dressé d’une époque où des lignes de tramways et de train permettaient de se passer de la bagnole, fantôme élégant tendu de câbles et de rouille. Là où lui s’arrache au talweg et se jette entre les deux versants de la vallée avec des airs de passerelle himalayenne qu’on aurait oubliée, l’eau, elle, dévale partout sur les pentes, ruisselle : on rencontre des cours d’eau indiqués sur aucune carte et qui fabriquent leur propre géographie d’usure et de vie. Ils sont comme l’empreinte sonore des paysages, « l’invisible orchestre des eaux » pour reprendre la très jolie formule de Thomas Hardy.
Nous montons jusqu’à May où nous discutons avec André, en train de s’activer dans sa grange, qui finit par nous proposer de partager un café. Il raconte comment le village a beaucoup changé, j’ai connu toutes les maisons habitées ici, ça allait de l’arrière grand-mère jusqu’au tout petit , plus les bâtards venus d’on ne sait où. Il rit beaucoup et très fort. Dans la maison, il y a des collections d’à peu près tout : des animaux empaillés, du martin pêcheur à la tête de loup, des mannequins de vitrine de toutes les époques, des lampes à huiles, des livres anciens reliés, des fusils du 19e siècle et beaucoup de photographies d’oiseaux. Son premier martin pêcheur, il l’a attendu neuf heures avant de pouvoir le photographier. On l’imagine guettant silencieusement le peuple des volants, dispersé peu à peu, et l’attention que cela demande de voir apparaître le petit volatile bleuté, qui fend l’air et l’eau à la vitesse de la lumière. Son père à lui, il était dans la résistance, il était coffreur sur le barrage de l’Aigle : il nous parle des lacs vidés qu’il arpente pour en ramener des ruines, des fragments, des petits bouts engloutis comme les anciennes mémoires. Il nous parle des gens d’en bas à Spontour, des gabariers, du charbon de bois et de la pêche à l’épervier, des gens d’en haut et des cultures paysannes, des populations de martin pêcheur qui se sont effondrées.
On les quitte, Catherine et lui, en direction de la Terrade, ça continue à monter et à descendre dans de petites vallées. On sent percer dans le corps la fatigue des quatre premiers jours. On arrive en début de soirée au Mons, bien après l’heure du couvre-feu, sans avoir croisé personne à part deux ânesses aussi usées que nous. L’équipe du théâtre nous rejoint, on improvise un petit campement dans le champ du voisin qui nous fournit même du bois pour se réchauffer et la cuisine. Un diner grandiose s’improvise dans les flammes grâce à tout ce qu’a rapporté l’équipe : soupe, cèpes et poissons grillent tranquillement dans les braises tandis qu’on reprend des forces en se réchauffant au bord du feu. La nuit se creuse, les gouttes tombent avec les degrés, se transforment en flocon et pourtant nous restons là : assemblés comme en plein été. Sauf qu’on est encore l’hiver, sauf que le couvre-feu et les règlements sanitaires ont rendu encore plus précieux et indispensables une pareil moment, partagé au grand air.
J6 : Le Mons – Vent haut
18 mars : 9km, 271m, -23 m

La température est tombée pendant la nuit, on annonce bientôt de la neige. On dort peu et mal. L’humidité de la mare juste à côté nous rentre dans les os. On se réveille tôt, équipées d’une nouvelle monture : une charrette fabriquée par Christian pour y faire voyager ses filles lors de grandes randonnées. On essaie de se réchauffer autour des braises qui sont restées de la veille en évaluant les forces en présence pour l’étape à venir. Ce soir, on doit rejoindre l’ancienne école du Vent Haut, devenue gîte de groupe pour le CPIE de Corrèze : on est censé prendre la route qui traverse la presque île de Lamirande, descendre le long de la Dordogne pour remonter sur le plateau. On replonge le nez dans les cartes et décide finalement de prendre un autre itinéraire un peu moins exigeant pour les genoux, avec moins de montées et moins de descentes. Rassurées par cette perspective, pleine d’espoir quant au rôle que pourra jouer notre nouvelle monture dans l’allègement des charges, nous finissons par nous remettre en route après un long échange avec nos voisins de pré, qui élèvent eux des limousines et des chevaux de trait pour le dressage desquels ils ont été plusieurs fois primés. Nous voilà donc en route avec notre petite carriole, la marche rythmée par les percussions des pics épeiche et des sittelles.
Au bout d’à peine deux heures de marche, la carriole craque : le manche reste dans notre main et nous passons les deux bons kilomètres suivants à porter les sacs et la charrette du mieux que nous pouvons pour ne pas l’abandonner au milieu de la forêt. Nous finissons par la cacher dans une remise abandonnée dans le premier village que nous croisons pour qu’elle puisse être récupérée par Jérôme lors d’un ravitaillement. Le corps lui aussi crie sa fatigue. A quelques kilomètres de là, la Dordogne laisse couler ses eaux infinies, sans doute ni répit.
Nous arrivons au Vent Haut fatiguées alors que l’étape n’était pas très longue, loin de là. Il fait de plus en plus froid. Le besoin de la chaleur et de l’eau chaude se font sentir pour trouver les forces de repartir demain et de bivouaquer alors que la neige s’annonce. Le gîte est entièrement vide : la pandémie, les couvre-feu, les interdictions de circuler n’invitent personne à prendre la route. La vie des humains est comme suspendue, en attente d’une libération sanitaire, celle des espèces animales ou végétales poursuit obstinément sa route vers le printemps en fonçant tête baissée à travers les derniers grands froids. L’équinoxe de printemps est dans deux jours et pour l’instant on sent encore la férocité de l’hiver étouffer toute velléité de sortir trop tôt le nez.
J7 : Vent haut – Pont de Vernejoux
19 mars : 18km, 265 m, -495 m

Les oracles disaient vrai : la neige s’est bien invitée au petit matin. On ouvre la porte sur une belle étendue blanche, timide mais présente. Le soleil commence déjà à la faire fondre. On voit pointer au milieu du blanc le rouge des feuilles de l’automne. Signe prématuré peut-être d’une victoire du printemps sur l’été. Le chant des oiseaux s’étouffe dans la poudreuse. Je crois les entendre redoubler de plus belle. Un merle en particulier chante à tue-tête, en haut du petit chêne à côté de l’école, une école si grande et aujourd’hui si vide qu’elle raconte à elle seule, avec ses airs de coquille désertée, la jeunesse de ces régions qui a fui vers ailleurs. Je repense à ce qu’écrit Vinciane Despret à propos du merle qu’elle entend un matin chanter à sa fenêtre : « Quelque chose importe, plus que tout, et plus que rien d’autre n’importe si ce n’est le fait de chanter. » Sarah prend le temps d’enregistrer le son de ses pas dans la neige, j’écoute l’oiseau d’une oreille et de l’autre j’entends le phrasé de Thoreau dont me parle Sarah : »What we call wilderness is a civilization other than our own ». Nous faisons sonner quelques fois la cloche de l’école, manière de faire nos adieux au Vent Haut, avant de nous mettre en chemin.
Nous prenons la route pour rejoindre le Vent bas, accueillies joyeusement par Prune et Céline qui nous offrent le premier café et le premier chocolat de la matinée. Nous les retrouverons dans quelques jours, au lycée agricole de Neuvic pour poursuivre l’enquête avec la résidence et les ateliers. Pour l’heure, la route nous conduit dans le lit de la Dordogne. Nous l’apercevons de loin, entre les arbres, presque grise dans le rouge de la forêt. Et puis au détour d’un virage, elle est enfin là : immense, sourde, tranquille, coulant sa force inarrêtable dans le méandre des gorges. Nous traversons le pont des Ajustants qui relie la Corrèze au Cantal par la route qui mène jusqu’à Sérandon. Ce pont, comme beaucoup d’autres, raconte les années 40, la construction du barrage de l’Aigle et la noyade de la vallée de la Triouzoune. Il parle pour celles et ceux qu’on ne voit plus, pour les mémoires englouties, pour les vies disparues.
Le soir, on pose la tente côté Cantal, au bord de la rivière. Le feu improvisé vient réchauffer les pieds et les mains alors que la température chute brutalement quand disparaît le soleil. Le soir, dans la tente, nous observerons un peu inquiètes se former de la glace dans le double toit. Au-dessus de nous, plus loin dans la nuit, le vent malmène les arbres : les craquements réguliers des troncs, soumis au balancement, guident doucement le sommeil. On devine aussi le passage d’animaux à l’oreille, sans doute des renards ou peut-être des blaireaux…
J8 : Pont de Vernejoux – Bort-Les-Orgues
20 mars : 15km, 323 m, -238 m

Là, la zone où vous êtes, c’est toutes les maisons qui ont servi au moment du barrage, c’est les premières maisons qui ont été faites, c’est ce que nous raconte André qu’on rencontre en arrivant dans Bort, c’est les gens qui travaillaient sur le barrage qui étaient ici à la Plantade, c’était tous les gens d’EDF, là, c’est la première maison qui a été faite, c’est la maison prototype, il pointe du doigt les murs de la petite maison dans laquelle il a accepté de nous faire rentrer après avoir longuement hésité car il venait de faire le ménage, c’est pour ça qu’elle porte le numéro 0, c’est écrit dessus je vous montrerai, et c’est la seule maison qui est différente des autres, c’est des murs en osier, après les autres, bon c’était pour les ouvriers, hein, donc c’est le système des cages à lapin, ils plantent un poteau et ils mettent du béton, quand on lui demande s’il se sent relié à cette histoire, André, il dit que c’est surtout qu’il l’a au-dessus de la tête, le barrage, on le voit pas d’ici, mais il est juste au-dessus, y a un village en bas qu’ils ont noyé, après on s’y fait hein, on n’y pense même plus mais ça a pas changé le barrage, il esquisse un petit sourire comme pour savourer le plaisir de la provocation, il est toujours aussi vilain…
Avant d’arriver jusqu’à la Plantade et de retrouver la Corrèze, les mémoires ouvrières des usines au fil de l’eau, nous avons traversé une petite partie du Cantal, remonté les gorges de la Dordogne de l’autre côté et rencontré surtout vaches et champs. Le village de Champagnac, quand nous le traversons, est presque désert. Le vent balaie les grandes rues vides de ce samedi de mars. Beaucoup de maisons sont à vendre. Sans doute depuis trop longtemps. C’est ce que racontent les toits effondrés et les ronces qui s’y enlacent volontiers. Le temps est sec et froid, très venteux. Et nous profitons des chemins creux, bordés de petits chênes, pour nous en protéger. Au loin, on voit se dessiner le Puy de Sancy, et au premier plan, les orgues de Bort qui surplombent la ville.
En arrivant dans Bort, je repense à ce que nous a dit Martine, quelques minutes plutôt : Depuis les années 80 ça a beaucoup changé, y avait plein d’usines avant, elles ont toutes fermé, les tanneries, notamment, et tout le reste bon, ça c’est automatisé ou délocalisé, ça se vide quoi, de plus en plus, et du travail, y en a pas, faut espérer qu’avec cette crise, ils comprennent qu’il faut relocaliser hein, moi je travaille dans les usines Lapeyre, et avant on faisait de la production aujourd’hui on fait plus rien : on déballe du carton on les remet dans d’autres avec une étiquette qui dit que c’est Lapeyre. On devine sur la droite les carrières Persiani, créées par une famille d’Italiens venus travailler lors de la construction du barrage, il y a plus de cinquante ans ; un peu plus loin, les bâtiments de Viallex Gedimat qui fournit du béton prêt-à-l’emploi. Toutes ces industries qui font travailler les fleuves et les cours d’eau. Je repense à ce qu’Elisée Reclus, géographe anarchiste et précurseur des approches écologistes, écrivait en son temps en contemplant fasciné et inquiet le devenir du fleuve Mississippi : « Le Mississipi néanmoins sera plus important comme esclave qu’il ne l’aura jamais été comme dieu ». Qu’en est-il de la Dordogne ? Le constat s’applique sans doute à cette rivière pourtant classifiée au Patrimoine Mondial de l’Unesco au titre du programme « Homme et Biosphère ». Et si le patrimoine n’est pas la divinité, reste à savoir si tous les usages et toutes les relations que l’humain entretient ici avec la rivière se réduisent à celui de l’exploitation ou à celui du patrimoine. Rien de moins sûr. Nos échanges avec de nombreux·ses habitante·s en témoignent et font craquer toute idée d’une approche trop étroite ou trop unifiée.
J9 : Bort-les-Orgues – Roche Le Peyroux
21 mars : 17km, + 494 m, -303 m

Jour d’equinoxe aujourd’hui. Nous nous laissons guider par ce printemps inexorable. Pour nous en rappeler les contrastes et les métamorphoses, le soleil cogne fort et pourtant, dans l’ombre de la forêt, la neige et la glace nous attendent patiemment. On fait quelques recherches et enregistrements à l’ombre des Douglas et des Chênes. Nous attaquons aujourd’hui l’avant-dernière étape. Un brin de mélancolie nous gagne déjà à l’idée de voir la marche se finir, à l’idée de quitter le rythme que nous venons de trouver, sa puissance et sa simplicité. Le chemin aujourd’hui est exigeant, l’étape longue et faite de beaucoup de reliefs. Nous entrons dans le matin avec l’ascension des orgues pour filer direction Roche-le-Peyroux afin de rejoindre la centrale hydroélectrique du Val Beneyte et ses anciennes citées ouvrières où nous serons logées. La côte est exigeante.
Nous savourons chaque moment de cette journée avec la conscience de voir le voyage se terminer bientôt. Le soir, nous sommes accueillies par Monique qui nous indique la route des maisons ouvrières, inhabitées depuis l’automatisation de l’usine, et transformées en gîte pour marcheurs. Moi je pense qu’il faudrait que tout le monde ait accès à l’eau, c’est ce qu’elle nous dit Monique le soir quand on partage un petit thé avec elle, mais c’est bien ça le problème… Comment on fait ? Par exemple, nous on est riche grâce au barrage, mais en même temps, si y a une sécheresse on peut pas puiser dedans, on n’a pas le droit c’est pas prévu, et en parlant de tout ça elle pense, Monique, à son père qui a creusé à la main le tunnel qui conduit l’eau jusqu’à l’usine en contrebas, à son père qui a vu l’eau courante arriver, d’abord dans le jardin et puis dans la maison et puis au robinet, à son père qui a construit chacun de ces barrages, parce qu’il était charpentier, à son père qui allait le matin en vélo parfois jusqu’à Bort, parce que ça faisait vivre & travailler tous les pauvres, de plus loin et d’ici, elle pense aussi à tout ce qui est resté sous l’eau, à tout ce qui a disparu, à tout ce qui a été englouti, et qu’on ne voit pas : pas seulement les murs, pas seulement la chapelle et la bergerie, mais aussi tout un monde, une culture, des vies, des savoirs, des douceurs, des chants, des souvenirs, tout un monde qui a sombré dans les très hautes eaux de la Haute-Dordogne, et elle pense aussi à sa fille, à sa fille qui a notre âge, à sa fille qui se débat avec ce présent déglingué pour tenter d’en faire autre chose, et elle se demande qu’est-ce qui a bien pu nous arriver ?, et elle sert les manches de son petit pull violet en nous souhaitant une bonne soirée.
J10 : Roche Le Peyroux // Neuvic
22 mars : 17 km, + 310 m, -280 m

Dernière et ultime étape aujourd’hui, guidée par le soleil du printemps et la journée mondiale de l’eau. Nous dépassons le château d’Anglar, colonie de vacances de la RATP. Le parcours ce matin-là est très beau : nous nous arrêtons longuement pour prendre le temps d’enregistrer le chant de l’Artaude qui cavale dans une gorge parsemée de gros blocs de granite, puis au bord de la cascade du saut de Juillac, petit affluent rive droite de la Dordogne. Nous empruntons une partie d’un sentier nommé « le Milan ». Et nous avons, en effet, la chance d’en voir quelques-uns planer au-dessus des gorges. Du haut du belvédère de Roc Grand, nous faisons nos adieux provisoires à la Dordogne qui nous accompagne depuis plusieurs jours. Nous savons que nous avons la joie de retrouver l’équipe de la 2nd pro B du lycée agricole de Neuvic pour les dix derniers kilomètres (on leur en avait promis 8, certains se sont écroulés). La joie aussi d’être attendues : après une longue journée de marche, nous arrivons au lycée pour un pot d’accueil, qui est aussi l’occasion de célébrer cette ultime étape. L’enquête s’y poursuit pendant 10 jours avec une résidence de création au lycée. Dès demain : les Chroniques des invisibles arrivent avec Julie Moulier et les ateliers de création commenceront pour partager l’enquête sous d’autres formes auprès des jeunes et des plus grands. Saul Pandelakis sera, lui, aux manettes de la fresque. Malgré les circonstances sanitaires, toutes les formes imaginées pourront avoir lieu : le choeur des Habitant·e·s réinventé au sein du lycée, la balade sonore et surtout : le banquet final où réunir toutes celles et ceux ayant participé d’une manière ou d’une autre à l’élaboration de ce processus et de cette aventure.
Et la suite ?
Au moment d’écrire ces quelques lignes, je me trouve à Brive, à peine quelques minutes avant que la nuit ne bascule dans la journée du lendemain, à peine quelques heures avant le début de la 2nd marche. Le sac à dos est dressé à côté de mon lit. Je l’espère complet. Je sais qu’il ne le sera sans doute pas. Un peu sonnée, je peine à réaliser que cette première marche a déjà eu lieu. Qu’une autre demain commence. Qui sera irrémédiablement différente. Qu’elle invitera à d’autres métamorphoses, à d’autres déplacements et à d’autres rencontres. Après les gorges, le printemps et la bascule dans l’hiver, nous allons cette fois gagner le plateau de Millevaches, vivre des transformations non seulement géographiques mais aussi profondément sensibles, politiques et culturelles. Nous allons éprouver le rythme de l’été, ses chaleurs, ses orages, ses brusques retournements. La première étape de demain nous mènera de Brive à Aubazine, le long de la Corrèze. A l’idée du chemin, j’ai en moi ces vers de Pessoa qui me montent à la bouche :
« Plutôt le vol de l’oiseau qui passe sans laisser de trace,
que le passage de l’animal, dont l’empreinte reste sur le sol.
L’oiseau passe et oublie, et c’est ainsi qu’il doit en être.
L’animal, là où il a cessé d’être et qui, partant, ne sert à rien,
montre qu’il y fut naguère, ce qui ne sert à rien non plus.
Le souvenir est une trahison envers la Nature,
Parce que la Nature d’hier n’est pas la Nature.
Ce qui fut n’est rien, et se souvenir c’est ne pas voir.
Passe, oiseau, passe, et apprends-moi à passer ! »












