Nous aurons commencé

« Je n’ai rien à dire, seulement à montrer. Je ne vais rien dérober de précieux,
ni m’approprier des formules spirituelles.
Mais les guenilles, le rebut : je ne veux pas en faire l’inventaire
mais leur rendre justice de la seule façon possible :
en les utilisant ». Walter Benjamin, Livre des passages.

Quand ce texte paraîtra, nous aurons commencé à marcher. Nous serons rentrées de plain-pied dans Les Enchevêtré·e·s. Dans ce que la marche et sa lenteur supposent de modestie, de patience et d’étonnement. Dans ce que l’enquête suppose de soin et d’attention. Dix jours de Tulle à Neuvic. Dix jours pour longer la Dordogne, ses mémoires emmêlées, ses histoires visibles et celles effacées. Ses barrages, ses gorges, ses lignes THT, ses milans royaux qui lorgnent inquiets les mats trop hauts des éoliennes, ses poissons qui reviennent, qui s’arrêtent, qui butent obstinément. Dix jours. C’est à la fois trop et trop peu. Pour laisser le temps au corps de faire le paysage à sa mesure, pour lui laisser le temps de s’y perdre, d’y trouver quelque chose d’autre que ce rythme poli, civilisé par l’usage des maisons comme par celui des écrans. Partir donc. Puisque les théâtres sont fermés, même s’ils commencent enfin à être occupés. Partir pour leur donner une demeure ailleurs. Inviter le théâtre à se perdre dans ce qui l’excède : dans les sous-bois, dans les prairies, sous la pluie et dans le froid. Dans la rencontre, l’échange, le bas-bruit. Le perdre. Pour le retrouver, sans doute. Un peu hagard et sonné. Comme après une étrange course. Partir pour le transformer, pour faire théâtre depuis le paysage que nous sommes, pour entendre celles et ceux, humains et non-humains, qui protègent et qui luttent contre la destruction de nos milieux de vie. Partir pour commencer. (Même si ce désir têtu d’être dans ce pays qui ne m’était rien avant se fait jour depuis plusieurs années.) Partir pour ne pas rêver de loin, en spectatrice, la « nature » et ses paysages », partir pour bricoler à partir du réel d’une enquête au fil de l’eau et des questions qu’elle soulève déjà comme ressource menacée, partir guidées par l’équinoxe du printemps qui donne son pivot à ces premiers jours de marche, partir pour ouvrir une première porte, tirer un premier fil dans cette question : comment vivre dans un monde troublé ?

Un ami à Meymac m’a envoyé l’autre jour quelques pages lues à voix haute. Un mémo vocal partagé par les ondes comme un cadeau. Je me souviens qu’il y était question d’un verbe (« flotter ») pris comme cap, qu’il était aussi question de l’eau : striée quand elle dévale, lisse quand elle se fait tranquille, trouble quand elle l’est trop. Un monde troublé de vouloir trop fixer et trop précipiter à la fois ? J’y ai entendu un écho à cette première marche-enquête autour de l’eau : dans cette eau qui fait lien – celle d’un bien commun – qui intéresse et concerne toutes celles et ceux qui vivent sur son bassin versant ; dans le refus premier de la fixité, dans la recherche d’une lenteur, dans la part d’errance et d’accident, d’imprévu aussi que suppose toute marche, dans l’envie ensuite de partager ces paroles, ces regards et ces sons lors de la résidence qui la suivra.

Car nous avons la joie – la chance – d’être attendues et accueillies. Sur notre route d’abord par des habitant·e·s qui ont bien voulu se prêter au jeu de l’hospitalité. Pourtant malmenée en ces temps où l’on s’acharne à défaire tout ce qui nous relie. La chance aussi de savoir qui nous retrouvons à son terme. Car ces dix jours seront adressés : nous marcherons avec des visages en perspective, avec des voix en mémoire, avec des rencontres qui demandent à se déployer encore. Rejointes par Julie Moulier (comédienne) et Saul Pandelakis (illustrateur), nous serons, en effet, accueillis pendant deux semaines au lycée agricole de Neuvic, grâce à la constance et à l’obstination d’une sacrée équipe qui ouvre grand les portes quand elles se ferment partout. 

Nous serons accueillis aussi par celles et ceux qui peuplent nos mémoires et nos géographies. Je repense émue à la résidence qu’y a fait A. Gatti il y a dix ans de cela. À la forêt de la Berbeyrolle, plus loin sur le plateau à l’ouest. Une aventure de théâtre, d’écriture et de résistance qui a – bien avant nous – su faire résonner en ces murs que la scène déborde le spectacle et la représentation. Qu’elle est d’abord aventure de curiosité, de lutte et de confiance, qu’elle est guidée par le souhait de porter la langue, dans la rencontre avec d’autres, aux dimensions de l’univers.

Hêtres de la D979E, ancienne route qui reliait Limoges à Bort-Les-Orgues

Quand ce texte paraîtra, nous aurons commencé à marcher. Nous la commencerons dans la fin de l’hiver et la terminerons au début du printemps. Les crocus sont pourtant déjà là, les perce-neige pointent le bout de leur nez, les violettes sont butinées ici ou là par les premiers papillons ou par des abeilles encore assommées de leur trop court sommeil. Nous partirons. Être dehors ne suffit pas. Évidemment. Prendre le chemin non plus. On peut muer au pas de sa porte et revenir intact des plus grandes échappées. Mais je crois que, peut-être, nous y trouverons le début de quelque chose. Ne serait-ce qu’à force de se cogner contre la route. À force de se laisser traverser. De se taire. Et d’écouter. Ça rentrera par les pieds, par les os, par la chair. Ça se déposera. Ça s’effritera.        

Marie-Pierre* l’autre jour nous a fait rencontrer une anthropologue, Alice*, qui s’est mise en quête de chercher des nœuds. Pas n’importe quels nœuds, non. Encore que, on pourrait tout aussi bien dire qu’il n’en existe que des singuliers. Mais Alice cherche des nœuds d’attachement, des nœuds qui relient, des nœuds qui nous empêchent, des nœuds qui nous attachent : à quelqu’un, à un paysage, à une habitude, à des histoires, à des fonctions ou à des institutions. Des nœuds de vie et d’infrastructure, des nœuds de famille et des nœuds d’industrie. Des nœuds qu’on largue et des nœuds qu’on attelle. Des nœuds qui bougent et des nœuds qui craquent. Elle les a principalement cherchés dans les villes et dans leur bordures, dans leurs zones floues, à Belleville, mais aussi en Côte d’Ivoire, dans le Sud Bénin, en Guinée-Conakry. Marie-Pierre m’a demandé : « Et toi, en Corrèze, est-ce que tu fais des nœuds avec Les Enchevêtré·e·s ? ». Je n’ai pas su répondre. J’ai dû bredouiller une vague réponse en forme de pas de côté. Et j’ai été finalement interrompue (et sauvée) par une coupure de connexion. À croire qu’internet fait parfois bien les choses. J’y ai beaucoup pensé depuis, à ces nœuds, ces fils et ces tissus. À celles et ceux qui les font et qui y sont pris. Et peut-être que c’est cela, oui, que nous partons chercher. 

Quand je demande autour de moi ce qu’évoquent les « Enchevêtré·e·s », l’image qui revient presque à chaque fois est celle de la pelote, du nœud, du tas ou du désordre. Le désordre. La pelote. Le tas. Ça me plait. C’est compliqué et bordélique. Ça demande d’apprendre à s’orienter. Et c’est un peu de ça dont j’ai envie de partir. Moins pour mettre en ordre ou sortir du labyrinthe que pour tenter de s’y perdre. Se laisser entraîner dans ses chemins sinueux dans ses boucles, ses retours, ses confusions. Se laisser traverser par le trouble plutôt que de le résoudre.

Certains anthropologues utilisent le mot d’« enchevêtrement » pour désigner les alliances qui permettent de penser le « je » humain au-delà de lui-même. Comme « je » dilaté et relié. Je le vois comme une sorte de poulpe, poreux, aux limites un peu floues et aux tentacules dispersées. Ils appellent « enchevêtrements » ces échos, ces solidarités et ces attachements qui se nouent en nous et au-dehors de nous avec les autres formes de vie, avec d’autres mondes. Ce sont des affinités discrètes, des complicités invisibles, des associations auxquelles on ne prête pas attention. Et pourtant elles sont partout. Dans l’air que nous respirons. Dans l’eau que nous buvons. Dans le sol que nous foulons. Dans les aliments que nous mangeons. Partout nous tressons des liens, nous construisons des tentacules, nous faisons des nœuds. Ils nomment la façon dont nous habitons les lieux et dont les lieux et ceux qui les peuplent habitent aussi en nous. Ils disent ces traces que laissent les vivants dans les paysages.       

J’ai mis du temps à comprendre quelles étaient les motivations profondes, le combustible secret qui m’avait lancé dans Les Enchevêtré·e·s, dans cette enquête qui me semble parfois trop grande pour moi, pour nous. Et puis en repensant à la question de Marie-Pierre, « Et toi, en Corrèze, tu fais des nœuds ? ». M’est remonté en mémoire comment ma grand-mère me parlait des bœufs qu’elle avait appris à attacher alors qu’elle était gosse, de la dernière fois qu’ils avaient labouré avec eux, et elle m’a montré ce geste de comment elle les avait attachés, pour la dernière fois.

C’est ce geste-là peut-être que je viens chercher. Sans doute pour comprendre pourquoi il a disparu, interroger ce qui l’a remplacé. Ce geste-là qui parle d’une culture paysanne qui a été détruite. Ce geste-là qui dit un changement de monde. Ce geste-là que je ne peux pas chercher dans des terres trop familières car trop chargées de cette mémoire et de ce silence. Ce geste des bœufs qu’on n’a plus attachés.

Hêtres de la D979E, ancienne route qui reliait Limoges à Bort-Les-Orgues

Quand ce texte paraîtra, nous aurons commencé à marcher. Ce sera la fin de l’hiver, le début du printemps. Un moment d’entre-deux.

*

Première marche : 13 mars-22 mars (Tulle – Gimel-les-Cascades – Saint-Pardoux-la-Croisille – Saint-Merd-de-Lapleau – Laval-sur-Luzège – La Terrade – Le Vent-Haut – Lacollange – Bort-les-Orgues – Roche-le-Peyroux – Neuvic).
Résidence au lycée agricole Henri Queuille : 23 mars-2 avril

Remerciements pour cette première marche et résidence : Marie Achard, Marion Barreau, David Bismuth, Julie Boche, Sophie Bonnelie, Céline Buret, Yannick Chabin, Cédric Cheminade, Florence Compain, Fanny Couegnas, Denis Dugachard, Yohann Duguet, Sophie Charbonnel, Axel Doyen, Shaïna Falcoz, Benjamin Faurie, Armelle Faure, Antoine Gatet, Dylan Géraud, Julie Guerry, Marie-France Houdard, Violette Janet-Wioland, CélineLafarge, Delphine Lamothe, Éloïse Le Roux, Robin Lhermitte, Fabien et Charlotte Lidove, Camille Madronnet, Prune Méjean, Vincent Menessier, Emma Meriguet, Dominique Miermont, Lucas Painault, Christine Pouget, Faustine Ragot, Lionel Ribeyrolle, Guillaume Rodier, Henri Roy, Jérémie Savoye, Gérard et Gabrielle Strumpler, David Thomas, Sébastien Versanne-Janodet, Anne Valade, Rodolphe Vouhé, et toutes celles et tous ceux qui rendent possible chacune de ces précieuses étapes et rencontres (notamment l’équipe permanente de l’Empreinte, et les intermittent·e·s qui y travaillent).

*Marie-Pierre Bésanger, metteure en scène, directrice artistique du Bottom Théâtre (Tulle). ** Alice Herzog, anthropologue, doctorante à l’École Polytechnique de Zurich, elle a rejoint l’observatoire URBACOT en mai 2018.

Avec :
Sarah Métais-Chastanier, marcheuse – collecteuse de voix et de son
Barbara Métais-Chastanier, marcheuse – collecteuse de mots et d’images
Saul Pandelakis – illustrateur
Julie Moulier – comédienne
 

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